Début février 2008. Idriss Déby, président autoritaire du Tchad depuis 1991, est retranché dans son palais assiégé. Des troupes rebelles soutenues par le Soudan ont décidé de mener une offensive sur la capitale N'Djamena, submergeant un temps l'armée régulière. Mais elles sont finalement repoussées, grâce à l'aide de la France, qui a fourni des renseignements et des munitions. Dans la confusion générale, l'opposant politique Ibni Oumar Mahamat Saleh, président du Parti pour les libertés et le développement, est enlevé. On ne le reverra jamais. Il a vraisemblablement été éxécuté.

Paris est embarrassé par le rôle indirect potentiel qu'il a pu jouer dans la disparition de ce mathématicien formé à Orléans, très respecté. Dès le 27 février 2008, Nicolas Sarkozy déclare que «la France veut la vérité et je ne cèderai pas sur ce point». Une enquête est ouverte bon gré mal gré par le gouvernement tchadien. Elle établit en septembre 2008 que la rafle d'Ibni Saleh, qui a touché aussi deux autres opposants qui ont ensuite été libérés, a été menée par «sept à dix militaires, de l'ethnie Zaghawa», celle du président Déby, et que cela ne peut être «une initiative personnelle d'un quelconque militaire subalterne».

Le jour de cet enlèvement, le 3 février, «la présidence était le seul endroit opérationnel de la capitale, où les autorités s'étaient retranchées aux côtés du chef de l'Etat», note le rapport. Et la défense du palais était coordonnée alors par un membre de la DGSE, Jean-Marc Gadoullet, reconverti depuis dans la sécurité privée et blessé en novembre dernier au Mali alors qu'il tentait de jouer les intermédiaires dans la libération des otages français du Sahel.

Mais, depuis ce rapport, l'enquête patine malgré l'accumulation évidente de preuves et le vote à l'unanimité fin mars 2010 par l'Assemblée nationale d'une résolution invitant la France à «s'impliquer dans la recherche de la vérité sur cette disparition». Obstruction de l'instruction

Dans trois rapports réalisés en 2011 par HRC (Human Right Certification), financé par l'UE et à destination du gouvernement tchadien - mais que Libération a pu se procurer - les experts dénoncent cette gabegie. Un «pool judiciaire» a notamment été créé pour coordonner l'enquête, mais HRC estime dans son dernier rapport datant de la fin novembre qu'au fil du temps, ce pool «a démontré soit son inexistence, soit -plus grave - son obstruction à l'instruction pénale qu'il était censé aider.»

L'instruction, en effet, ne semble pas vouloir utiliser les éléments réunis par la Commission nationale d'enquête, composée de tchadiens et d'experts internationaux, qui a réalisé plus de 1050 entretiens.

Ibni Liberation

Du coup, les experts s'inquiètent que «l'instruction ne se dirige vers un non-lieu». «Faut-il rappeler que le ministre Ahmat Mahamat Bachir a fait des déclarations enregistrées (...) qui s'analysent comme un aveu extra-judiciaire?», se demandent-t-ils pourtant.

Les errements sont nombreux. Les experts d'HRC notent notamment qu'une somme importante a été allouée aux différents «pool judiciaires», près de 714 millions de francs CFA (plus d'un million d'euros) au total mais qu'aucune comptabilité n'a été tenue. Et si «cent personnes émargent au budget du pool judiciaire», six seulement y «travaillent effectivement» et «justifient donc d'une rémunération». La proécédure actuelle a ainsi pour le moment surtout permis pour de nombreuses personnes de détourner de l'argent.

Autre exemple: le double des 1052 dossiers de la Commission nationale d'enquête a été «égaré» dans le bureau du procureur général qui semble tout faire pour ralentir l'enquête. Le Comité tchadien de suivi lui ne s'est réuni qu'une seule fois en trois ans.

Fin janvier 2011, dans un lettre ouverte publiée sur Rue89, sa famille, plusieurs associations des droits de l'homme et des parlementaires français dénonçaient déjà les conditions d'investigation. «Où en est l'enquête? Mystère. Est-ce un faux espoir que de croire que l'enquête va être menée à son terme?», se demandaient-ils.

Le dernier rapport d'HRC n'hésite pas à menacer N'Djamena. Il considère qu'un «non-lieu serait totalement inacceptable pour la communauté internationale que pour l'opinion tchadienne». Et que cela «traduirait un refus d'examiner la question de l'éventuelle culpabilité des personnes désignées et de l'Etat». Du coup, une «possible procédure internationale» pourrait être engagée face aux échecs répétées de la justice tchadienne.