Partie I : La dernière béquille d’une dignité africaine chancelante
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L’intervention militaire tchadienne au Mali est largement médiatisée. Une divine surprise pour beaucoup. Cependant, l’activisme militaire extérieur du pouvoir tchadien a une longue histoire. Seulement, les épisodes très controversés en Centrafrique, dans le Darfour soudanais, comme les « vraies-fausses » interventions en Libye et en RDC, sont généralement occultées. Ce phénomène est à placer dans le cadre de sa stratégie interne et régionale, et dans celui plus vaste des crises perlées qui minent les Etats africains, et dont le Mali ne constitue que l’épisode le plus récent et le plus voyant. Dans cette série de billets, je me propose d’apporter quelques éléments de réflexion sur cette problématique. 

Par Acheikh IBN-OUMAR

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Je ne suis sûrement pas le seul Tchadien à avoir vécu récemment ce genre de scène :
« Je suis de tel pays d’Afrique et vous ? »
« Moi je suis du Tchad ».
Le mot « Tchad » provoque aussitôt une hausse d’adrénaline chez l’interlocuteur : la taille se redresse, les mâchoires se relâchent, le regard brille, la voix s’aiguise :
«Aaaah, vous êtes du Tchad ?!  Vraiment, votre armée est com-me çà ! Elle sauve l’honneur de l’Afrique au Mali».
Un autre intervenant, à qui on n’a rien demandé, s’invite dans l’échange :
« C’est bien vrai çà ; les Tchadiens, ils font un boulot tellement extraordinaire que les Français en sont jaloux, ils ne veulent pas reconnaitre que ce sont nos braves frères Tchadiens et non pas leurs soldats qui avaient liquidé les chefs terroristes Abouzeid et Belmokhtar ».
D’autres se mêlent et il s’en suit un brouhaha confus d’où émerge surtout le mot «dignité».

L’admiration, l’euphorie même, de beaucoup d’Africains, du fait de l’engagement rapide des Tchadiens aux côtés des Français dans les combats de l’extrême nord-est malien, est réelle.

Cependant, après quatre décennies de déchirements et de destructions, beaucoup d’entre nous Tchadiens rêvent de voir notre pays briller par des qualités plus constructives que les prouesses guerrières.

De plus, nous ne sommes pas si impressionnés que cela par les exploits de nos militaires, car nous savons que nos forces armées auraient pu faire mieux, plus tôt, et à moindre coût.

C’est qu’en réalité, la qualité de notre armée a plutôt baissé tout au long de ces vingt-trois années de gestion erratique du MPS (Mouvement Patriotique du Salut, parti du pouvoir), en termes d’intégration nationale, de respect des biens publics et même de combativité. Aussi, tout en respectant le sacrifice de nos compatriotes, ces éloges dithyrambiques nous irritent parfois.

Cependant, l’enthousiasme des Africains est tout à fait compréhensible.

Sans le coup d’arrêt militaire porté aux groupes djihadistes, Bamako serait tombé, avec les conséquences apocalyptiques pour le Mali et d’autres pays africains.

Mais, qu’on ne s’y trompe pas, les admirateurs les plus naïfs savent au fond d’eux-mêmes que, sans l’action décisive de la France, les hordes fanatisées du MUJAO, AQMI et autres Ansar Dine n’auraient jamais évacué les villes occupées.Armée France1

Sans la dislocation du dispositif opérationnel des djihadistes par les frappes aériennes françaises, ni le Tchad, ni aucun régime africain ne se serait brusquement découvert une âme de secouriste au profit du « peuple frère malien, victime des narcoterroristes ».

Pourtant, c’est bien cette même France du colonialisme, du néocolonialisme et de la Françafrique, dont nous avions toujours pensé qu’elle ne pouvait être animée que par des calculs diaboliques vis-à-vis du Continent, indépendamment des changements de majorité politique. Cette France synonyme des massacres anti-UPC et anti-FLN, de sabotage de la Guinée indépendante, d’imposition de chefs d’Etats autoritaires, incompétents et corrompus, voilà cette même France, en quelques heures seulement, revêtue du manteau immaculé du « Sauveur suprême ».

Mis en regard du spectacle ridicule des réunions d’Etat-major des pays dits « du champ », des nombreux sommets des chefs d’Etat de la CEDEAO, et des batailles de cour de récréation au sein de l’élite politique et militaire malienne, ce geste de sauvetage a, en même temps, un arrière goût de frustration, voire d’humiliation.

Humiliation,  car cela confirme le glissement de l’Afrique dans le gouffre infernal de la dépendance et de l’impuissance, cinquante années après la fondation de l’Organisation de l’Unité Africaine, dont la mission essentielle était « la libération et l’unification du Continent ».

Humiliation pour le Panafricanisme qui avait fait de la rupture, surtout militaire, avec l’ancienne puissance coloniale, le préalable évident à tout redressement de nos pays.

Pour remuer le couteau dans la plaie, les experts hexagonaux poussaient l’outrecuidance jusqu’à expliquer que les Africains sub-sahariens, seraient par nature de piètres guerriers. De plus, selon ces mêmes experts, le climat du Sénégal ou du Burkina ne disposerait pas les ressortissants à supporter la chaleur, alors qu’apparemment, le climat de la Normandie ne poserait aucun problème d’accoutumance au désert !

L’Américain Michael Sheehan, conseiller du secrétaire à la Défense pour les opérations spéciales et conflits de basse intensité, de renchérir : «A ce stade, la force de la Cédéao n’est capable de rien. C’est une force totalement incapable, ça doit changer »

On a oublié que ce sont ces mêmes nègres dont on avait chanté la bravoure et l’adaptation aux rudes climats pendant la Seconde Guerre Mondiale. Dans la passe de Korizo, à la frontière entre le Tchad et la Libye, on peut encore voir aujourd’hui les carcasses des blindés italiens, cramés par les troupes de Leclerc, composées de Congolais, de Gabonais, de Guinéens, de Tchadiens de la savane, etc.  Ceux  qui avaient traversé le désert, la Méditerranée, l’Italie, et qui étaient entrés à Strasbourg et avaient fini par libérer Paris.

Tout cela a été oublié, et nous étions contraints d’avaler les inepties des experts,  alors que nous savons que l’état lamentable de nos armées est le résultat de la gestion des régimes en place, qui se traduit par un délabrement généralisée des institutions, délabrement auquel l’institution militaire ne saurait échapper.

Au vu de tout cela, la présence des troupes tchadiennes sur les lignes avancées dans le massif des Ifoghas, permet d’atténuer cette image négative des armées africaines. La traque des terroristes dans leurs bastions n’est pas le monopole des éléments français ; de ce fait, ce n’est pas tant l’efficacité opérationnelle qui est importante, mais la portée symbolique.

Plus que l’impact militaire de l’action tchadienne, c’est donc une bouée de sauvetage psychologique, qui permet de dire que les Africains ne sont pas si nuls, et  que l’ancienne puissance coloniale ne peut prétendre être la seule à pouvoir libérer ce pays africain des griffes du djihadisme mondialisé.

Les troupes tchadiennes se trouvent ainsi investies d’une  mission quasiment messianique, celle de laver l’humiliation, de ne pas laisser la France porter seule le mérite d’avoir écrasé les terroristes et sauver le Mali… L’armée tchadienne en tant que dernière béquille d’une dignité africaine chancelante !

De ce fait, le soulagement d’une partie de l’opinion africaine, est en soi légitime, mais il est souvent excessivement émotionnel et fait obstacle à l’analyse critique.

Il est vrai que « quand la case du voisin  brûle», la priorité est de l’éteindre, au plus vite, avec n’importe qui, à n’importe quel prix.

Et on ne peut que souhaiter un rétablissement rapide de l’intégrité territoriale malienne, de la restauration de la paix, la stabilité et l’Etat de droit ; conditions préalables à une compétition entre les programmes politiques.

Cependant, considérer cela comme « l’horizon indépassable » de toute réflexion, serait intellectuellement insatisfaisant et politiquement hasardeux.

Intellectuellement insatisfaisant car nous ne pouvons pas laisser la réflexion, qui nécessite distanciation et mise en perspective des facteurs proches et lointains, devenir l’otage de l’événementiel et du sensationnel.

Politiquement hasardeux : cette euphorie née du soulagement d’avoir échappé in extremis à la catastrophe, conduit à la précipitation dans l’action et à l’impatience dans la planification, source d’erreurs qui risquent de transformer le remède en maladie.

Le président tchadien, grisé par tant de gloire inespérée s’est « senti pousser des ailes pour reprendre l’expression de François Soudan, allant jusqu’à passer un savon aux autres présidents. Nous savons que les pertes tchadiennes, plus importantes que celles annoncées, étaient surtout causées par la désinvolture tactique du Commandement en Chef, pris dans le piège des louanges (On a même lu : « Idriss Déby, le Napoléon de l’Afrique »), et incapable de maîtriser le désir d’éclipser les autres chefs d’Etat africains.

De plus, abandonner le nécessaire effort d’analyse critique, risquerait de conforter les vieux préjugés colonialistes présentant les Africains, comme un peuple vivant au jour le jour, incapable de s’inscrire dans la durée,  un « peuple enfant » (Hegel) qui a du mal à « rentrer dans l’Histoire » (Sarkozy).

Malgré la mécanique médiatique qui, pour des raisons de marketing, présente chaque situation nouvelle comme une exception extraordinaire, l’observateur, même pressé et peu familier avec nos réalités, ne peut s’empêcher de constater que les failles mises en lumière dans la crise malienne, ne peuvent être circonscrites ni dans l’espace, ni dans le temps.

Les fragilités –on pourrait dire congénitales- des Etats, le désorbitage historique des sociétés, la rapacité des « partenaires » extérieurs  anciens ou nouveaux, lointains ou proches (les anciennes puissances impérialistes, les pays émergents d’Asie, les pétromonarchies du Golfe), le nanisme intellectuel et moral des élites face au gigantisme des défis, et, par dessus tout, le désarroi de la jeunesse dû au manque de perspectives professionnelles et sociales, etc. sont des phénomènes largement répandus.

Le Tchad et les autres pays africains qui veulent  (ou ne veulent pas) « sauver le Mali », n’échappent pas eux-mêmes  à ces profonds dysfonctionnements générateurs de crises récurrentes. D’ailleurs, beaucoup de pays africains ont connu ou risquent de connaître des convulsions similaires, avec ou sans islamo-terroristes.

Il est donc légitime de se poser la question d’abord, sur le plan immédiat, de l’efficacité et la rationalité de l’engagement opérationnel, et des perspectives sur le terrain militaire. Les colonnes motorisées et les bases des groupes nihilistes sont presque détruites ; mais quid du terrorisme en tant que phénomène ? Et des idéologies religieuses obscurantistes qui ne se propagent pas forcément par la voie des armes ? Et, last but not least, les racines du mal de l’instabilité et de la contestation violente seront-elles éradiquées ?

C’est à travers cette problématique générale que je me propose d’apporter quelques éclairages sur l’interventionnisme militaire du pouvoir tchadien

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